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Le Mirage du Mont Stupide : La Plongée & l’Effet Dunning-Kruger

Incompétents et inconscients de l'être – les références à l'effet Dunning-Kruger sont répandues chez les plongeurs. Cependant, les résultats des travaux de recherche originaux sont souvent mal compris ou déformés. Sans compter que l'effet lui-même n'est peut-être pas vraiment réel. Tim Blömeke s'est plongé (plus ou moins) sérieusement dans le sujet.


Darwin Awards en Floride : un imbécile regarde une vidéo sur les fusées et fait exploser son garage pour tenter d'atteindre la vitesse de libération. Dans le même genre, il tente de fabriquer son propre whisky et obtient les mêmes résultats. Les histoires sont interchangeables mais la morale est toujours la même : on ne sait pas ce que l'on ne sait pas. Avoir des connaissances limitées est dangereux pour la santé. Boum !

Le monde de la plongée regorge d'histoires de ce genre. Souvent, il s’agit de grottes et de plongeurs uniquement formés pour plonger en pleine mer. Certaines de ces histoires peuvent être enjolivées ou fictives mais les histoires vraies ne manquent pas. Les rapports d'accidents remontant aux débuts de la plongée spéléo ou des livres de non-fiction tels que Shadow Divers de Robert Kurson, constituent des lectures instructives (bien que macabres).

En 1999, deux chercheurs, David Dunning et Justin Kruger, publient un article1 qui donne à ces anecdotes un éclairage scientifique. Les chercheurs organisent des tests au cours desquels ils demandent à des participants de différents niveaux d'aptitude de prédire leurs résultats à une série d'examens académiques. Pour résumer, Dunning et Kruger concluent que les personnes dont les capacités sont moindres surestiment systématiquement leurs performances, tandis que celles dont les capacités sont plus élevées ont tendance à les prédire plus précisément, voire à les sous-estimer légèrement.

Internet a repris leur étude et l'a transformée en mèmes, allant jusqu'à donner des noms aux caractéristiques spécifiques de la courbe fantaisiste censée illustrer la montée, la descente et la remontée de la confiance en soi tout au long du parcours d'apprentissage d'une personne : Le Mont Stupide, la Vallée du Désespoir, la Pente de l'Illumination, le Plateau de la Consolidation.

Fig. 1 : Vous avez probablement déjà vu quelque chose de similaire. Ce n'est pas une représentation exacte des propos de Dunning et Kruger.

Les mèmes ont connu un tel succès qu'ils ont même été intégrés par des consultants et des formateurs en gestion d'entreprise. Par conséquent, un certain nombre de personnes ayant reçu une éducation de haut niveau les acceptent comme l'illustration exacte d'un phénomène réel. Beaucoup d'entre nous ont déjà vu ou verront des mèmes similaires dans le contexte de la plongée à un moment ou à un autre.

Les mèmes se répandent non pas parce qu'ils sont vrais, mais parce qu'ils sont attrayants. Le mème ci-dessus y parvient parfaitement en nous rappelant des anecdotes croustillantes que nous aimons tous entendre. Tout le monde connaît l'histoire du "gars qui…" (et soyons honnêtes, ce sont surtout les hommes qui sont les protagonistes des histoires les plus stupides). Cependant, un brin de scepticisme permet de comprendre rapidement pourquoi nous ne devrions pas nous fier à notre expérience personnelle lorsqu'il s'agit de juger d'affirmations empiriques.

Fig. 2 : Ce graphique illustre les résultats originaux de Dunning et Kruger. On notera que le Mont Stupide et la Vallée du Désespoir en sont absents.

L'un des principaux inconvénients de se fier à son expérience est le caractère biaisé des informations reçues. Un trop-plein de confiance peut produire des résultats spectaculaires et mémorables, alors que le manque de confiance suscite rarement l'attention. Tout le monde a entendu parler de Gérard, ce plongeur de niveau 1 ayant pénétré dans une grotte avec un extincteur modifié en bouteille de plongée. Il a fait la une des journaux internationaux lorsque son corps a été retrouvé. En revanche, nul n'a jamais entendu parler d'Alice, qui a sous-estimé ses capacités au point de ne plus jamais plonger (hélas). Les Gérards font partie de ce que nous appelons l'expérience, tandis que les Alices sont vite oubliées.

Ayant réfléchi à toutes ces questions depuis un moment, j'ai été ravi d'apprendre que non seulement la vulgarisation de Dunning-Kruger, mais aussi l'affirmation principale de l'équipe, ont fait l'objet de nombreuses critiques au sein de la communauté scientifique2, ce qui a abouti à la publication d'un article de couverture dans The Psychologist en mars 2022 puis de la réfutation par David Dunning dans le numéro suivant. Les critiques s'articulent autour de la thèse selon laquelle l'effet trouvé par Dunning et Kruger n'est pas une caractéristique de la psychologie humaine, mais plutôt un phénomène statistique créé par inadvertance lorsque les chercheurs ont mis en place leur expérience et évalué leurs données.

Une version relativement accessible (et éloquente) de cette critique a été publiée par l'économiste canadien Blair Fix dans un article de blog intitulé "The Dunning-Kruger Effect is Autocorrelation" (L'effet Dunning-Kruger, c'est de l'autocorrélation) en avril 2022.

"L'effet Dunning-Kruger ressort également de données dans lesquelles il ne devrait pas apparaître. Par exemple, si vous élaborez soigneusement des données aléatoires de manière à ce qu'elles ne contiennent pas d'effet Dunning-Kruger, vous le retrouverez quand même. La raison est d'une simplicité affligeante : l'effet Dunning-Kruger n'a rien à voir avec la psychologie humaine. Il s'agit d'un phénomène statistique. C'est un exemple flagrant d'autocorrélation.

[…] La ligne intitulée "score réel au test" représente le centile moyen du score au test de chaque quartile (une expression pompeuse, j'en conviens). Tout semble bien se passer, jusqu'à ce que l'on se rende compte que Dunning et Kruger comparent en fait le résultat du test (x) par rapport à lui-même".

Fig. 3 : Un nuage de données aléatoires et les mêmes données après application de l'autocorrélation. Source : “The Dunning-Kruger Effect is Autocorrelation

Mon excitation initiale a été rapidement suivie par un constat dégrisant : je maîtrise suffisamment les mathématiques pour trouver l'argument convaincant, mais pas assez pour le vérifier. Le fait que les critiques de Fix et d'autres confirment quelque chose que je voulais croire à tout prix n'a pas aidé : Il pouvait s'agir du même type de piège cognitif que celui qui conduit les gens à accepter la version déformée et modifiée par les mèmes basés sur les affirmations de Dunning-Kruger. Et si, en étant de plus en plus convaincu que l'effet Dunning-Kruger n'existe pas, je hissais mon ignorance au sommet du mont Stupide ?

J'ai demandé l'aide d'un expert, le Dr Stephan Boes, haut fonctionnaire à l'Office statistique de Rhénanie-du-Nord-Westphalie3 en Allemagne, qui a validé la critique de Fix : "L'autocorrélation existe bel et bien. Je ne peux pas dire exactement dans quelle mesure elle explique l'effet sans avoir examiné les données, mais elle me semble nette. Toutefois, un autre problème se pose en amont : On n'a pas vraiment demandé aux participants quel était le niveau de compétence qu'ils pensaient avoir. On leur a demandé de prédire leurs résultats par rapport aux autres participants. Cela pose deux problèmes : D'une part, pour faire cette prédiction, les participants doivent connaître le niveau des autres participants. D'autre part, un classement compétitif n'est pas vraiment adapté pour décrire la distribution de la performance dans la majorité des tâches de la vie de tous les jours. Il y a en effet quelques personnes qui obtiennent systématiquement de mauvais résultats, quelques personnes qui excellent systématiquement et une majorité de personnes qui obtiennent des résultats moyens, qui peuvent être meilleurs que leurs pairs dans un test et moins bons dans un autre. La façon dont Dunning et Kruger présentent leurs données ne tient absolument pas compte de cet aspect".

Cela renvoie à une autre critique de l'effet Dunning-Kruger : dans une étude publiée en 2020, les auteurs Gilles E. Gignac et Marcin Zajenkowski estiment que le complexe de supériorité (également connu sous le nom de supériorité illusoire) fournit une meilleure explication des écarts entre les performances prédites et les performances réelles vis-à-vis d'autres personnes que celle donnée par Dunning et Kruger. La supériorité illusoire décrit l'observation selon laquelle une majorité de personnes se considèrent plus intelligentes, plus compétentes, meilleurs conducteurs, etc. que la personne moyenne (ce qui est impossible ; 50 % sont en dessous de la moyenne par définition).

À la lumière de ces informations, l'idée d'appliquer Dunning-Kruger dans le contexte de la plongée semble discutable. Tout d'abord, il ne sert à rien de décrire les aptitudes des plongeurs selon un classement compétitif. Peu importe que vous soyez dans le premier ou le dernier quartile de votre classe de niveau 2. Ce qui compte, c'est que vos compétences soient adaptées aux plongées que vous effectuez – c'est à dire des compétences absolues, et non relatives. Même si nous ignorions tout cela et que nous prenions Dunning-Kruger au pied de la lettre, d'autres facteurs humains entrent en ligne de compte : lors d'un séminaire PADI sur la gestion des risques auquel j'ai assisté, le conférencier a insisté sur le fait que la majorité des accidents de plongée en cours de formation ne se produisent pas avec des instructeurs fraîchement diplômés qui pensent tout savoir. Les accidents surviennent plus fréquemment avec des instructeurs expérimentés qui deviennent complaisants.

Après avoir assimilé tout cela, que devons-nous faire lorsque notre instructeur ou notre binôme laisse échapper une référence à Dunning-Kruger ou au Mont Stupide en formation ou autour d'une bière ? Nous pourrions nous lever en sursaut et nous lancer dans une diatribe virulente sur le fait que l'effet Dunning-Kruger n'est pas ce qu'ils pensent, et que nous avons lu dans Alert Diver que cet effet n'existe peut-être même pas, et même s'il existait, qu'il ne s'appliquerait probablement pas à la plongée.

Cependant, à moins que vous ne soyez déterminé à passer le reste de la soirée à débattre de la méthodologie des études psychologiques quantitatives, de la régression à la moyenne et des phénomènes statistiques créés par la représentation graphique de x en fonction de (x-y) lorsque x et y ont la même plage de valeurs limitées, une meilleure alternative serait d'interpréter Dunning-Kruger non pas au sens propre mais au sens figuré : comme un code culturel, une version abrégée de la mise en garde contre la sous-estimation de la difficulté d'une tâche. Même si l'effet Dunning-Kruger n'est pas réel, l'excès de confiance l'est certainement, et en plongée comme ailleurs, et il est généralement plus dangereux que son contraire. Nous devrions constamment garder cela à l'esprit.

Que votre courbe d'apprentissage soit fluide et pleine de joie !


Notes:

Kruger, J., & Dunning, D. (1999). Unskilled and unaware of it: How difficulties in recognizing one’s own incompetence lead to inflated self-assessments. Journal of Personality and Social Psychology, 77(6), 1121–1134. APA PsycNet 

Nuhfer, Edward, Christopher Cogan, Steven Fleisher, Eric Gaze, and Karl Wirth. "Random Number Simulations Reveal How Random Noise Affects the Measurements and Graphical Portrayals of Self-Assessed Competency." Numeracy 9, Iss. 1 (2016): Article 4. DOI: Random Number Simulations Reveal How Random Noise Affects the Measurements and Graphical Portrayals of Self-Assessed Competency 

Gilles E. Gignac, Marcin Zajenkowski, “The Dunning-Kruger effect is (mostly) a statistical artifact: Valid approaches to testing the hypothesis with individual differences data.” Intelligence, Volume 80, 2020, 101449, ISSN 0160-2896, https://doi.org/10.1016/j.intell.2020.101449.

Robert D. McIntosh and Sergio Della Sala, “The persistent irony of the Dunning-Kruger Effect.” The Psychologist, Journal of the British Psychological Society, vol. 35, March 2020, The persistent irony of the Dunning-Kruger Effect | BPS 

David Dunning, “The Dunning-Kruger effect and its discontents.” The Psychologist, Journal of the British Psychological Society, vol. 35, March 2020, https://www.bps.org.uk/psychologist/dunning-kruger-effect-and-its-discontents

3 Les avis exprimés ici sont personnels et ne représentent pas l'opinion de de la société pour laquelle travaille le Dr. Boes.


À propos de l’auteur

Tim Blömeke enseigne la plongée récréative et technique à Taïwan et aux Philippines. C’est un plongeur passionné par les grottes, les épaves et la plongée au recycleur. Il est aussi contributeur et traducteur pour Alert Diver. Il vit à Taïpei à Taïwan. Vous pouvez le suivre sur Instagram à @timblmk.


Traductrice : Florine Quirion

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